Les moutons à Ouessant autrefois :
Carte de la baie de Brest par Georges Le Bocage Boissaye (éd. J. Gruchet, 1684).
Eusa (Ouessant en français), est une île bretonne qui est distante de 20 km à l'ouest du Nord-Finistère (Bro Leon). Elle a une forme rappelant celle d’une pince de crabe, l’ouest de l’île se divisant en deux branches, qui encadrent la baie de Lampaul (breton Lambaol), chef-lieu de l'île. A l'est, la baie du Stiff (breton Stiv) abrite le port où accostent les navires en provenance du continent. Mais de ce côté, il y a un courant marin très violent (ar From Veur) qui peut atteindre 9 noeuds, la navigation y est donc extrêmement dangereuse, surtout lorsque le vent est contre le courant. Pour cette raison, Ouessant a pendant longtemps été une île isolée, créant ainsi une société autarcique. Les hommes étaient marins et souvent absents, les femmes, restées à terre, avaient pour tâche de s'occuper de la maison, des enfants, des travaux agricoles et de l'élevage. L'île est longue de huit kilomètres et large de quatre, avec une superficie d'un peu plus de 15 km ². En 1900, la moitié de la superficie est cultivée, le reste étant destiné au pâturage et à la lande. Autrefois, cette pratique permettait aux familles disposant de peu de terrain d'élever une douzaine de brebis avec leurs agneaux. Il existait aussi à Ouessant un élégant petit poney, très réputé jusqu'au XIXe siècle, et disparu au plus tard vers 1880, le mouton de l'île a failli connaître le même sort.
Carte de(s) Cassini publiée entre 1756 et 1815.
Dans la Nouvelle description de la France : dans laquelle on voit le gouvernement général de ce royaume, celui de chaque province en particulier, et la description des villes, maisons royales, châteaux et monumens les plus remarquable de Jean-Aimar Piganiol de la Force (3ème édition par C.-N. Poiron, 1754) on peut lire (tome 8 sur le Poitou et la Bretagne, page 391) : "Les moutons à Ouëssant sont excellens, mais très-petits.". J.-A. Piganiol de la Force (1673- 1753) était historiographe royal, il avait comme fonction officielle d'écrire l'histoire du royaume, dans son ouvrage, il a présenté une synthèse des caractéristiques et des curiosités de la France (édition plus ancienne chez F. Delaulne, 1718). Il ne parle de moutons en Bretagne que pour Ouessant. Cette même phrase a circulé dans d'autres ouvrages, comme c'était l'habitude à l'époque, comme par exemple dans le Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France de l'historien Jean-Joseph Expilly (éd. Desaint et Daillant, 1764, tome 3, page 860, sous "île d'Ouessant"). On trouve aussi des variantes, comme dans le Dictionnaire historique des moeurs, usages et coutumes des François de François-Alexandre Aubert de la Chesnaye des Bois (éd. Vincent, 1764, tome 2, page 554) qui précise aussi : "Les moutons d'Ouessant, qui sont petits, sont excellens et très-recherchés.".
Illustration du peintre nantais Charles Homualk (1909-1996). Il a fait ses études aux Beaux arts de Nantes aux côtés d'autres peintres bretons comme Xavier de Langlais. S'il est moins connu maintenant, il était, en son temps, aussi réputé que Mathurin Méheut qui va peindre une "Gardienne de mouton à Ouessant" avec des moutons croisés, et des lithographies pour le roman d'André Savignon : "Filles de la pluie" (éd. Mornay, coll. Les Beaux Livres, 1934).
Le Mouton d'Ouessant est un Mouton des Landes de Bretagne :
Il est important de réaffirmer l'identité du Mouton d'Ouessant avec les autres variétés de Mouton des Landes de Bretagne (pour de plus amples renseignements voir le site suivant : http://mouton-des-landes-de-bretagne.over-blog.net/#). Les comparaisons doivent se faire avec l'ensemble des moutons bretons. Il est juste un peu plus petit que les autres variétés, et encore (?), il est fort probable que d'autres variétés aient été aussi petites sur le continent d'après la documentation, et tout aussi archaïque (brebis cornue au XVIIIe siècle vers Missilac, 44). C'est donc un petit mouton, à tête fine et régulière, le chanfrein et le front formant une ligne régulière (léger chanfrein chez le bélier), de petites oreilles mobiles et tendant à se dresser, des membres fins, les naissances gémellaires sont très rares.
Belle photographie de Mr Philippe Boissel, on peut admirer son riche travail sur le site Fickr.
L'intérêt du Mouton d'Ouessant par rapport aux autres variétés de Mouton des Landes de Bretagne est d'avoir conservé des archaïsmes remarquables comme les cornes façon mouflon, la queue courte comme les races du nord de l'Europe (il serait bien de poursuivre la préservation d'autres archaïsmes comme la tendance à la mue au printemps et les cornes pour les femelle). Il est un témoin du peuplement ovin préhistorique en Bretagne ; le Mouton des Landes, avec sa queue plus longue, ses cornes moins impressionnantes, représentent probablement une vague de peuplement un peu plus récente (Age du Fer ?). Mais ces deux variétés du mouton breton sont étroitement liées. Il est important de réfléchir à leur articulation entre elles, à l'articulation de leurs caractéristiques réciproques (leur standard).
Belle photographie d'Hervé Inisan, un photographe doublement intéressant, d'abord pour la qualité de son travail et aussi comme témoignage sur l'île d'Ouessant, voir son site : http://herve.inisan.pagesperso-orange.fr/
Témoignages :
1 - On peut retrouver plusieurs mentions sur les moutons à Ouessant, et leur lien avec les moutons du continent est souvent affirmé : "A l'île d'Ouessant, il y a une race de moutons très petits qui sont les descendants dégénérés de la côte bretonne voisine" peut on lire dans article de la Revue internationale de médecine et de chirurgie (volume 16, 1905, page 67).
2 - Dans le Bulletin de la Société impériale zoologique d'acclimatation (volume 9, édition V. Masson, 1862, page 37) on peut lire aussi : "j'ai eu l'occasion de m'assurer que la race de Moutons de cette île, dont je vous ai parlé est la même qui se trouve sur les parties correspondantes de la terre ferme, et notamment à la presqu'île de Camaret. Elle se distingue par la grossièreté de sa laine et la délicatesse de sa chair".
3 - Dans Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris on trouve un article Gaston Variot sur l'atrophie infantile (V° série, tome 5, 1904, pages 633-637), il fait le lien entre la taille et l'alimentation surtout en bas âge, on peut lire (page 636) : "Il y a dans l'île d'Ouessant une race de moutons minuscule, rabougrie, qui ne diffère que par sa taille de la race bien plus forte des moutons du Finistère. - La première provient de la seconde ; mais les pâturages sont si peu riches à Ouessant, les intempéries si rudes que la race des moutons transportés de la côte n'a pas tardé à dégénérer et à devenir la race ouessantine.".
4 - Dans les Bulletin - Documents officiels, statitique, rapports, comptes rendus des missions en France et à l'étranger publiés par le Ministère de l'Agriculture (Imprimerie Nationale, 1891), on peut lire un rapport de M. Barron, professeur à l'Ecole Nationale Vétérinaire d'Alfort, où il dit, s'interrogeant sur la taille du Mouton d'Ouessant (volume 10, page 775) : "afin de savoir à quelle race principale il convenait de rattacher ces petits ovins si caractéristiques. Par malheur pour moi, je ne pus trouver nulle part une mention explicite. Je vis seulement que le mouton breton, plus connu sous le nom de Pré salé, pouvait être considéré comme le prototype de l'ouessantais, en admettant l'extrême réduction de la taille sous l'influence de l'habitat des îles, ainsi qu'on le répète un peu partout.". Il n'est donc pas possible, dans l'étude du Mouton d'Ouessant, de faire abstraction des autres moutons bretons, notamment en ce qui concerne la couleur de la toison (identique à ceux du continent), une préoccupation importante des éleveurs actuels. Les moutons de la côte face à Ouessant, du Pays Pagan jusqu'au Cap Sizun, devaient être très similaires à ceux de l'île et à peine plus grand, comme des Moutons d'Ouessant actuels trop grands par rapport au standard moderne.
La tradition d'élevage ovin à Ouessant :
Photographie d'Hervé Inisan
L'élevage des moutons était bien une spécificité ouessantine, c'était aussi le cas en Brière, contrairement au reste de la Bretagne. A tel point que que l'unité de mesure agraire était basée sur le mouton à Ouessant. Dans Études et lectures sur les sciences d'observation et leurs applications pratiques de Jacques Babinet (éditions Mallet-Bachelier, 1863) on trouve une note très intéressante sur la division des parcelles de terre, on peut lire (volume 8, page 33) : "La propriété est fort subdivisée dans l'île d'Ouessant. Le partage de la terre ne s'arrête qu'à l'étendue du champs qui peut nourrir un mouton.". C'est très original par rapport au continent, où les surfaces sont comptées sur le labourage, le journal ou le sillon par exemple, cela montre l'importance de l'élevage ovin dans l'île et son influence sur la culture locale. La tradition de l'élevage à l'attache pendant la belle saison, les abris à mouton très originaux (gwasked), témoignent d'une tradition zootechnique particulière à l'île. Cette originalité a donné un surnom collectif aux Ouessantins : "an Deñved" (= les moutons), un surnom utilisé de façon moqueuse par leurs plus proches voisins de l'île de Molène ("Surnoms du Léon" de Mikael Madeg, éd. Brud nevez, 1989).
Gwasked, presque en forme de triskell.
Témoignages :
Le témoignage le plus connu est celui que donne l'acrivain d'origine bretonne André Savignon dans "Filles de la pluie - scènes de la vie ouessantine" (éd. Bernard Grasset, 1912) on peut lire (page 19) : "Ce qui surajoutait à la mélancolie de cette campagne, c'était sa nudité. Pas un arbre, sauf quelques buissons chétifs, poussés dans quelques creux de terrain. A travers la lande, des petits moutons erraient par centaines. On les entendait bêler aigrement, de fort loin, dans la chanson maussade du vent pluvieux. Quand on s'approchait, toute la bande affolée prenait la course." puis (page 46-49) :"De loin en loin se détachaient sur la lande des petits monticules hauts d'un mètre environ et en forme d'Y, souvent faits de pierres, plus souvent de gleds, mottes de terre à laquelle adhérait encore le gazon. C'étaient, lui dit Barba, les goastigoux abris de moutons, derrière lesquels les brebis mettent bas et se protègent contre les vents et les longues nuits d'hiver. La construction de ces goastigou était le seul soin que l'on prît des moutons à cette époque de l'année, La chair savoureuse de ces animaux est une des principales ressources du pays, mais elle est chèrement payée. Car les moutons, avec le droit de vaine pâture, empêchent toute végétation et causent l'aridité de l'île. La Préfecture maritime proposa autrefois, paraît-il, de faire à Ouessant une ceinture de pins : les habitants refusèrent car ils auraient dû renoncer à laisser errer leurs moutons. Ces bêtes, toutes petites, mais très résistantes et d'une race particulière au pays, leurs propriétaires les mettent à l'attache en mars, par couples, jusqu'à la fin de juillet, dans leurs champs. Mais après la coupe du blé, terres et pâturages deviennent communs de tradition et l'on parque les moutons un peu partout, à l'attache, sous condition que chaque couple ne puisse approcher à plus d'un mètre de terre labourable. En septembre, dès qu'on s'est assuré qu'il n'y a plus rien dans les champs, une délibération municipale annonce qu'on peut lâcher les moutons. Libres jusqu'au printemps, ils vont errer par bandes effarouchées, redevenus sauvages, à travers l'Ile. Le premier jeudi de mars, dans l'aprèsmidi, on commence le rassemblement du bétail. Des îliennes, choisies par le conseil, parcourent le pays et ramènent les moutons dans chaque quartier de l'île, à Pen ar lan, au Stiff, à Feunteim Vélen, à Loqueltas. Elles ont un sou par mouton qu'elles dirigent sur l'aire désignée. Alors, chacune va d'aire en aire, reconnaître ses animaux d'après leur marque. Les signes distinctifs, en usage de temps immémorial, sont des entailles ou encore des trous pratiqués dans l'oreille du mouton. Chaque marque est la propriété d'une famille. Lorsqu'une nouvelle ramification se crée par suite d'un mariage, on apporte une légère modification à la marque. En sorte qu'on peut suivre la généalogie des familles dans les marques successives des moutons. Le jour du rassemblement offre aussi ses déconvenues car on constate la disparition de beaucoup de bêtes. Les unes sont mortes de maladies, et d'autres, tombées de la grève, se sont noyées. Beaucoup sont volées par des « Douarnenez » qui viennent aborder à Ouessant, la nuit, quand ils déposent leurs filets à l'entrée des baies pour la pêche des mulets. Plusieurs années de suite, dit Barba, les Espagnolsqui travaillaient sur les épavesd'un bateau, firent aussi une terrible consommation de moutons. Il faut encore compter avec les grands rapaces qui enlèvent les petits agneaux, et avec les corbeaux qui mangent les yeux et la langue des nouveau-nés. C'est le vendredi que les îliennes vont chercher leurs moutons assemblés. Le samedi, les retardataires qu'on n'avait pas encore attrapés sont amenés au bourg où chacun les examine. Les moutons non reconnus sont vendus à l'encan, après Vêpres, au profit de la commune. Parfois, le samedi, on célèbre la « fête des moutons »". Ce roman, Prix Goncourt 1912, avait fait scandale pour prêter aux ouessantines des moeurs légères, mais ça n'enlève rien au témoignage sur le mouton.
Mais la réputation des moutons d'Ouessant est beaucoup plus ancienne. Dans L'année littéraire (éd. chez Lacombe, 1768), journal du célèbre critique littéraire et polémiste breton Elie Fréron, ennemi de Voltaire, on trouve quelques renseignements sur Ouessant (tome 6, page 13-14) : "Il y a des moulins à vent, des fontaines d'eau douce, beaucoup de pâturages, et il n'y a presque pas une famille qui n'ait une vache et plusieurs bêtes à laine ; elles sont, ainsi que leurs chevaux, l'essentiel de leur commerce.".
Dans l'Abrégé de l'Histoire générale des Voyages fait en Europe de Jean-François de la Harpe (édité chez Moutardier, 1804), on peut lire sur Ouessant (tome 6, page 100) : "Quelques uns sont pêcheurs, les autres s'occupent à nourrir des moutons, dont la chair et la laine sont très estimés.".
Dans le Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne dédié à la nation bretonne de Jean Ogée (revue et augmenté par A. Marteville et P. Varin, éditions Molliex, 1843), dans l'article île d'Ouessant on peut lire (tome 1, page 390) :"L'île nourrit environ six mille moutons ; ces animaux sont petits, mais d'excellente qualité.".
Cette quantité importante de moutons à Ouessant a marqué les voyageurs, on peut lire par exemple : "J'ai cru un instant être transporté dans la Sicile ou dans l'Arcadie, à la vue de ces milliers de moutons qui broutaient deux par deux le serpolet fleuri, tout auprès de leurs logettes quadrangulaires, composées de mottes en croix et entièrement découvertes" (Collections de pièces inédites ou peu connues concernant l'histoire, l'archéologie et la littérature de l'ancienne province de Bretagne publié par Ch. Le Maout, 1851, texte :Impressions de voyages -Ouessant et Molène. de L'Hermite de Saint-Gonvel, page 161).
Dans les Nouvelles annales des voyages de la géographie, de l'histoire, et de l'archéologie rédigées par V. A. Malte-Brun (éditions Arthus Bertrand, 1861) on trouve des chiffres plus élevés, on peut lire (tome 4, page 250) : "Des troupes de moutons affamés, au nombre de 8.000 à 10.000, parcourent l'île en liberté, pendant six mois de l'année et y dévorent tout.".
Mais c'est le nombre de 6.000 qui restera ensuite dans la littérature sur Ouessant, comme les 10.000 pour les moutons de Brière. Dans le "Guide Joanne" sur la Bretagne, par exemple, du journaliste et homme de lettres Adolphe Joanne (éditions Hachette, 1874), on trouve des renseignements sur le nombre de moutons sur l'ïle (page 290) : "L'Ile d'Ouessant nourrit plus de 6000 moutons.". Ces guides sont des compilations, très soignées sous le rapport de l’exactitude historique et des renseignements de toute espèce.
Alors pour conclure sur la densité des moutons à Ouessant on peut citer Charles de la Paquerie qui dit dans En Bretagne (éditions A. Mame et fils, 1899, page 56) : "Si Rabelais a découvert les îles sonnantes , je déclare hautement qu' Ouessant est l'île bêlante par excellence. De tous côtés je ne vois que moutons, béliers et brebis entravés couple par couple, tondant et retondant les gazons jaunis de la campagne. La propriété, extrêmement divisée, se répartit sur une multitude de parcelles, séparées le plus souvent par une ligne conventionnelle ou par de petits murtins de pierres sèches".
Sur l'intérêt de cet élevage pour les Ouessantins, on peut cité la Revue de l'Anjou (imprimerie de Cosnier et Lachese, 1861), on trouve une Notice sur l'île d'Ouessant (signé A. L.), il est dit sur le mouton (tome 1, page 467-468) : "L'autre moitié du sol, trop battue par les vents, notamment sur les points culminants, ne produit qu'une herbe courte, servant à la nourriture des moutons qui s'y trouve en très grand nombre, et dont la laine fait la plus grande partie du commerce des habitants.".
Bois gravé de Gustave Alaux pour le roman de d'A. Savignon.
Une bête à laine "noire" comme ailleurs en Bretagne :
Photographie d'Hervé Inisan, on perpétue l'élevage du Mouton d'Ouessant dans sa famille.
Le mouton était autrefois, à Ouessant comme ailleurs, d'abord une bête à laine. La laine y faisait l'objet d'un commerce. Avant la Révolution Industriel, on se servait principalement en Bretagne de laines noires, brunes ou grises des moutons de pays pour la confection des vêtements de tous les jours (voir les articles : "De la laine noire pour le costume breton" et "Une bête à laine noire, couleur de tourbe"). C'est l'importation massive des laines australes (Australie, Argentine...) à partir de 1850 et la production industrielle de textile, sans oublier la concurrence du coton, qui provoquera un effondrement du marché des laines européennes (et de Bretagne !). La couleur de la toison n'avait donc plus aucune importance à la fin XIXe siècle ; et puisque la laine n'était plus rentable, il n'y avait aucun intérêt à poursuivre la sélection en brun (en Bretagne la laine brune coûtait plus chère). Dès le milieu du XIXe siècle, l'élevage ovin s'est réorienté vers la production de viande, en pratiquant des croisement continus avec les races anglaises. Ouessant a connu le même sort, probablement avec des moutons métis breton-anglais majoritairement blancs venus du continent (parfois appelé "Southdown breton"), afin d'améliorer la conformation. Le désenclavement d'Ouessant avec la ligne de bateau à vapeur (1880) va accélérer ce phénomène, la rupture de l'isolement d'Ouessant comme des autres îles bretonnes, a bouleversé le système socio-économique traditionnel.
La Bretagne est touchée plus tardivement et plus faiblement que l'ouest de la France par les croisements, où de nouvelles races seront créées (Vendéen, Bleu du Maine...). Le tournant dans l'évolution des ovins en Bretagne doit donc bien se situer dans les années 1880, le mouton a perdu sa place de pourvoyeur de fibre textile, la couleur de la toison est devenu totalement indifférente pour la production de viande, ce qui a dû provoquer l'augmentation du nombre des moutons blancs. La production de viande restera encore quelques temps le principal débouché, et la carte postale en témoigne.
A l'époque du développement de la photographie et de la carte postale, les croisements de toute sortes avaient déjà transformé la population ovine de Bretagne et aussi d'Ouessant. L'iconographie, souvent postérieure à 1900, est donc moins fiable que les textes, antérieurs à 1900, pour connaitre les caractéristiques de cette population ovine, notamment la couleur.
Photographie d'Hervé Inisan
Témoignages :
1 - Comme dans toute la Basse-Bretagne, Ouessant produisait surtout des moutons noirs. Dans la Revue trimestrielle d'Eugène van Bemmel (éditions Henri Samuel et Cie, 1854), on peut lire dans le premier volome (page 219-244) une étude ou récit de voyage à Ouessant de Jules Kergomard écrit en 1853, il y a des précisions sur le mouton de l'île (page 233) : "Nous nous hâtâmes de sortir, dès que nous eûmes dëjeûné, afin de faire le tour de l'île. Nous nous arrêtâmes souvent devant les travaux des champs. Dans leur costume de travail, les femmes avaient encore une physionomie plus caractérisée que sous les habits de fête où nous les avions vues la veille. Leurs cheveux flottant à la brise, la simple chemise de toile grossière qui recouvrait leurs robustes poitrines, leurs bras nus et brunis par le hâle, leur langage sonore résonnant sous le ciel limpide, et l'animation de leur regard fier, qui semblait nous reprocher notre oisiveté en face de leur ardeur généreuse : tout en elles était grand, noble et poétique. Armées de leur courte faucille recourbée, elles sciaient les blés dorés, les liaient sur le sillon et en chargeaient leurs petits chevaux, ardents et sauvages comme elles. Cette race de chevaux commence un peu à s'abâtardir ; on les guide, sans mors et sans fers, par une simple pince de bois qui leur serre les naseaux. Plus loin, nous vîmes les terres non cultivées couvertes de petits moutons fauves et à demi-pelés. Attachés deux à deux, ils broutent jour et nuit le maigre gazon salé que leur corde leur permet d'atteindre, n'ayant d'autre abri que de petits muretins de terre disposés en croix, hauts à peine de deux pieds et non recouverts. Ces moutons ont le même aspect sauvage que l'on remarque là en tout, et nous restâmes longtemps comme fascinés par le regard presque inquiétant d'un bélier, d'une figure et d'une démarche qui faisaient involontairement songer au sabbat.". A cette époque les célèbres petits chevaux d'Ouessant commençaient à être croisés, il est probable qu'il devait commencer à en être de même pour les moutons. Mais ce témoignage est suffisamment ancien, pour être très fiable sur la couleur, "fauve" peut correspondre au terme gallois "cochddu" qui désigne la couleur traditionnelle du mouton au Pays de Galles ( de "coch" = roux et "du" = noir, c'est à dire entre le roux et le noir). L'expression "à demi-pelés" fait elle allusion à la mue ?
2 - Dans les Notes de voyage : en Basse-Bretagne, du Trégor aux îles d’Ouessant et de Bréhat de François-Marie Luzel (texte établi et présenté par F. Morvan, aux Presses universitaires de Rennes, 1997) on peut lire (page 131) : "J'allais alors à la découverte de l'île, au hasard. Ce qui me frappe d'abord c'est que je ne vois ni un buisson, ni un arbre, mais pas un seul ! De là la rareté des oiseaux. Je n'ai vu dans toute l'île que des moineaux, quelques roitelets, une lavandière ou hoche-queue, et des alouettes en très-grand nombre. Jamais je n'ai vu autant d'alouettes. De quelque côté que l'on aille, on en a au moins une douzaine qui vous chantent au-dessus de la tête, dans le ciel. C'est que l'alouette fait son nid dans les blés, quand ils sont en herbe, bien qu'elle chante presque toujours dans les nuages, comme le poète, - et l'île est presque toute couverte en ce moment d'orge en herbe et de pommes de terre qui commencent de sortir de terre. Orge et pommes de terre avec un peu d'avoine, - voilà à peu près la seule culture ici. On ne met pas de froment, la seule culture ici. On ne met pas de froment, par conséquent on n'a pas de pain blanc à Ouessant ; quand il y en a, il vient du continent. En fait d'animaux, je vois quelques rares vaches, beaucoup de petits moutons noirs, et de maigres et laids petits chevaux. Cela me rappelle les jolis petits chevaux d'Ouessant : on en voyait toujours, il n'y a pas encore bien longtemps, un ou deux dans tous les cirques et manèges. Que sont-ils donc devenus ? Voici ce qu'en dit l'amiral Thévenard : - "Les chevaux d'Ouessant, charmants pour leurs formes et leur petitesse qui en faisaient de véritables miniatures de la race arabe, ont presque totalement disparu. Le comte de Kergariou a voulu renouveler l'espèce au moyen d'étalons corses, qui rappelaient, par l'exiguïté de la taille et l'élégance des formes les anciens chevaux ouessantins. Mais l'administration a pendant longtemps refusé de prendre à sa charge les deux étalons qu'il avait généreusement donnés au département dans cette intention. Lors de la naissance du roi de Rome, deux chevaux ouessantins lui furent envoyés en cadeau par le département du Finistère, et firent l'admiration de la capitale." Il est fâcheux que l'on ait ainsi laissé disparaître cette race de si gentils animaux. Dès 1844, il n'y avait dans l'île que deux chevaux pur sang, ils étaient hongres. Les chevaux actuels d'Ouessant sont toujours petits, mais ils n'ont ni la grâce, ni l'élégance des formes, ni la légèreté qui distinguaient les autres ; ce sont des bâtards. Je visite l'église...". F. Luzel est un grand folkloriste breton, il est un pionnier dans la collecte scientifique de la littérature orale (contes, chants, théâtre...). En 1873, ayant obtenu une prolongation de sa mission sur le conte pour explorer les îles bretonnes, il se rend à Ouessant et à Bréhat et en fera le récit.
3 - Dans Voyage en France - Littoral atlantique d'Hoëdic à Ouessant de Victor Eugène Ardouin-Dumazet (éditions Berger-Levrault, 1895) on peut lire sur l'île d'Ouessant (4ème série, page 279) : "Passé Kernonen, la nature se fait sauvage. Aux champs succèdent les pâturages, pelouses d'un gazon ras où les moutons paissent par centaines, moutons à peine plus grands et plus gros que des roquets, pour la plupart d'un noir d'encre. Ces animaux vivent et se reproduisent en pleine liberté, le seul soin qu'on en prenne est de leur créer de petits abris d'un aspect singulier. Ils sont en très grand nombre, 5.000 à 6.000 au moins ; or l'île a 1.500 hectares de superficie à peine, dont la moitié environ est cultivée.". Victor-Eugène Ardouin-Dumazet (1852-1940) était journaliste, il a écrit une imposante série de guides touristiques (Voyage en France) comparable aux itinéraires d'Adolphe Joanne, rédigée entre 1883 et 1907. C'est un ouvrage effectué suite à un tour de France où il décrit avec soin les diverses activités agricoles, industrielles et touristiques des pays traversés. C'est une enquête minutieuse sur la vie économique locale, qui constitue toujours un précieux document sur l'état de la France à la fin XIXe siècle, et qui a été couronné à deux reprises par l'Académie française.
3 - Dans La France à vol d'oiseau (éditions Flammarion, 1908) du géographe Onésime Reclus (1837-1916), militant de l'expansion coloniale française qui a écrit de nombreux ouvrages comme "La partage du monde" (1906), "Lachons l'Asie, prenons l'Afrique : où renaître ? et comment durer ?" (1904) , "La France coloniale. Algérie, Tunisie, Congo, Madagascar, Tonkin et autres colonies françaises considérées au point de vue historique, géographique, ethnographique et commercial" (1886), connu surtout pour être l'inventeur du mot "francophonie", on peut lire (tome1, page 371) : "Comment d'expliquer une telle presse sur un sol sans générosité naturelle, sans guérets profonds, voire presque sans humus, où des vaches menues et de petits moutons noirs paissent un court gazon salé ?". Une information probablement ancienne pour lui, car il écrivait aussi dans sa France, Algérie et colonnies (éditions Hachette, 1886, page 293) : "Des vents affreux soufflent sur cet Ultima Thule de la Bretagne, où 6000 à 7000 petits moutons noirs et des chevaux très menus paissent une herbe entretenue par l'embrun, le brouillard et la pluie. Ce n'est pas la "douce France", mais le français en chasse le breton, qui fut le seul langage des ces prisonniers de la mer.".
4 - Dans Le Tour du monde : journal des voyages et des voyageurs, un journal fondé en 1860 par Edouard Charton (édité par Hachette, année 1899) on peut lire le récit de Paul Gruyer, devenu classique, d'un voyage exécuté en 1898 à Ouessant (Enez Heussa - l'île de l'épouvante). P. Gruyer connaissait particulièrement bien la Bretagne, il avait entre autre écrit un ouvrage sur le Pays Nantais, un autre sur les calvaires bretons, sur les chapelles bretonnes, les menhirs et dolmens, sur les stations balnéaires bretonne du Mont Saint-Michel à Saint Nazaire... Son témoignage est donc important, et on peut affirmer qu'il est précis, on peut lire (page 290-291) :
"Tout autour de cette zone cultivable, il n'y a plus qu'une herbe rase, imprégnée de sel marin par la pluie d'écume impalpable que le vent y apporte, gazon serré où fleurissent quelques thyms, quelques scabieuses roses, et où paissent de nombreux moutons noirs. Ils sont tous, ça et là, attachés deux par deux à une longue corde fixée en terre; jamais ils ne rentrent dans une étable, mais ils vivent exposés à toutes les intempéries, protégés seulement par de petits murs bas, en forme de croix, contre lesquels ils se blottissent, du côté contraire à celui du vent. Une épaisse toison les recouvre, sorte de crin imperméable à la pluie, qui les fait paraître, non tondus, d'une grosseur raisonnable. Mais quand les ciseaux ont passé sur eux, il ne reste plus que des bêtes au-dessous de la taille moyenne d'un chien. Deux personnes mangent facilement un de leurs gigots, dont la chair est très savoureuse; c'est en outre une race robuste et précieuse pour l'île. Ils valent de quarante à cent sous pièce."
5 - George-Gustave Toudouze (1877-1974) était journaliste, historien et romancier fécond, il a écrit sur Ouessant. Il est le fils de l' écrivain Gustave Toudouze, et passa sa jeunesse à courir sur les grèves de Camaret. C'est en 1886 que son père séjourna pour la première fois à Camaret, sur les conseils du peintre Eugène Boudin. Il prit pension pendant des années à l'Hotel de la Marine à Camaret d'où il pouvait apercevoir toute l'activité du petit port breton. George Toudouze, devenu passionné de mer, et de la Bretagne dont il est devenu un excellent connaisseur, il s’installera plus tard dans sa maison de Dirag-ar-mor, face à la plage du Toulinguet, à l'extrémité de la presqu'île de Crozon. Il a laissé plusieurs oeuvres qui célèbrent Camaret et la Bretagne, comme A travers la presqu'île de Crozon, Morgat et Camaret (éd. de la Ligue maritime française, 1907), Anne de Bretagne : duchesse et reine(éd. Fleury, 1938), Aventuriers de Bretagne sur les océans (éd. Amiot et Dumont, 1953)... et aussi des oeuvres pour la jeunesse comme Le petit roi d'Ys (collection "Bibliothèque de la jeunesse", Hachette, 1948), un ouvrage couronné par l'Académie Française. Ainsi il collabora avec la presse enfantine et publia dans la Revue Mame, des nouvelles, et des romans d'aventures ou encore des articles comme celui-ci :
PETITS MOUTONS D'OUESSANT
"Y a-t-il là une bizarrerie de la nature ? Cette anomalie est-elle due à un concours de conditions climatologiques spéciales ? Je laisse cette question à élucider aux zoologistes, et je me borne à constater. Ouessant, l'île tragique qui termine l'Armorique, à l'ouest, celle que les Bretons appellent, d'un terme énergique, l'île de l'Epouvante, et à laquelle ils appliquent ce proverbe d'une terrifiante justesse : Qui voit Ouessant, voit son sang, Ouessant nourrit une race spéciale de moutons nains, de minuscules petits moutons noirs qui ne grandissent pas, et , parvenus à l'âge adulte, gardent les mêmes proportions minuscules. Véritables joujoux d'étagère, ils paissent les maigres landes d'Ouessant toutes parfumées de bruyères, toutes humides d'embruns ; et le goût particulièrement savoureux de leurs côtelettes les désigne de manière trop décisive aux gourmets de la grande terre. Aussi bien leur prix, aussi modique que leurs dimensions, les met-il, ces pauvres moutons noirs, à la portée de toutes les bourses ; car, tout vivants, ils se vendent là-bas, dans l'île sauvage, cinq francs pièce ! Hélas ! La civilisation les atteint, eux aussi, sous la forme du couteau de boucher, et l'espèce tend à diminuer ; elle disparaîtra, la race des petits moutons d'Ouessant, comme disparaissent les coiffes, les bragou-braz, les pen-baz, les tabliers brodés légendaires de l'Armor ; et c'est pourquoi j'ai cru amusant de présenter aux lecteurs de la Revue Mame ce bélier et cette brebis parfaitement adultes et parvenus à leur plein développement, avec lesquels on peut faire des haltères et des exercices de force le plus aisément du monde, sans craindre de se fatiguer !".
Photographie de l'article de Georges Toudouze, dans la Revue Mame (19 août 1906 n° 620).
6 - Quelques années plus tard en 1911, on signale encore dans la XIe édition de la célèbre et très sérieuse Encyclopædia Britannica, la présence de petits moutons noirs sur l'île (sous le mot : "ushant") : "The island affords pasturage to a breed of small black sheep, and about half its area is occupied by cereals or potatoes.". L'information est probablement beaucoup plus ancienne, car dès la fin du XIXe siècle, cette population ovine n'est plus sélectionnée en noir, et est croisée avec des moutons métis du continent.
7 - Dans un témoignage tardif d'Henri Queffélec, le roman "Un homme d'Ouessant" (éd. Presses de la Cité, 1953) on trouve encore trace de notre mouton noir, l'auteur écrit (page 173) : "Les moutons noirs l'entendirent, et les touffes de bruyère et les herbes des champs. La tempête l'entendit...". Il témoigne davantage de la réputation des moutons d'Ouessant dans les années 1950 que de la réalité à cette époque.
8 - Citation donné sur le site du GEMO sans aucune référence à part la date (1920) : "C'est une race de petite taille et à développement lent, dont la taille ne dépasse pas 35 à 40 centimètres. La couleur de la toison est noire, marquée parfois de taches blanches sur la tête ; les mâles sont munis decornes plates, minces, recourbées en arrière. La laine est courte et frisée. La chair passe pour être d'assez bonne qualité". Voir la photo ci-dessous pour les cornes, elle rend bien compte de cette citation.
Photographie venant du blog de Mr Dominique Morzynski, merci à lui pour les photos empruntées, et pour les renseignements trouvés dans son site, un blog très riche, où l'on peut suivre la vie d'un troupeau, les préoccupations de l'éleveur, des conseils... et pleins de très belles photos.
Comme les autres moutons bretons, le Mouton d'Ouessant était noir, le terme "noir" n'est pas parfaitement exact, puisque la couleur noire des agneaux évolue vers le marron-fauve à cause du soleil et les intempéries, et il y a un grisonnement avec l'âge. La couleur des Moutons d'Ouessant, et des moutons bretons en général, correspond à ce que les gallois nomme : "cochddu" (de "coch" = roux / fauve et "du" = noir, c'est à dire entre le roux-fauve et le noir). Mais il est certain aussi qu'il existait dans la population traditionnelle une petite proportion de moutons blancs pour les besoins de l'habillement ; il est certain aussi que cette proportion a augmenté à partir du moment où le commerce de la laine noire et de la laine, tout court, s'est effondré, et que la couleur était devenue indifférente ; il est certain encore que des croisements divers ont commencé à modifier les moutons dans l'île d'Ouessant à partir de la fin XIXe siècle.
Photographie d'Hervé Inisan
Un mouton réputé pour sa chair :
Le Mouton d'Ouessant est très petit. Dans la Revue des sciences naturelles appliquées : bulletin bimensuel de la Société d'Acclimatation de France (édité par la Société, 1891) on trouve (volume 2, n° 2, page 464) une indication sur la hauteur : "un mâle, deux femelles Moutons de Ouessant, taille 45 centimêtres, 100 francs le lot.". Cette petite taille était connue depuis bien longtemps, dans l'Ecyclopédie méthodique (Agriculture, par l'Abbé A. H. Tessier, éd. Panckoucke, 1791) on peut lire au sujet des "bêtes à laine" (tome 2, page 146) : "Les plus petites sont celles d'Ouessant", et c'est effectivement l'un des plus petits moutons vivant actuellement au monde. Le Mouton d'Ouessant ne donne donc pas beaucoup de viande, mais la qualité de sa chair est très réputée. Cela faisait peut-être l'objet d'un petit trafic, dans "La Revue Hebdomadaire" (volume 32, n°7 à 8, éd. Plon, 1923), L. Dubech a écrit (page 219, citation complète page suivante) : "D'ingénieux mercantis faisaient le commerce des moutons d'Ouessant, qu'ils vendaient pour agneaux aux Parisiens : C'est ben assez bon pour les Parisiens".
Témoignages :
Dans les Bulletin - Documents officiels, statitique, rapports, comptes rendus des missions en France et à l'étranger publiés par le Ministère de l'Agriculture (Imprimerie Nationale, 1891), on peut lire un rapport de M. Barron, professeur à l'Ecole Nationale Vétérinaire d'Alfort, où il dit tout son étonnement de la taille des moutons à Ouessant (volume 10, page 775) : "Je fus vivement frappé, il y a une dizaine d'années, de trouver dans l'île d'Ouessant des moutons microscopiques, bons à manger en gibelotte (comme des lapins) ou même en civet (comme des lièvres).". On peut penser que sans débouchées pour la laine on ait cherché à compenser par la production de viande, la chair des Moutons d'Ouessant étant restée très réputée.
Les moutons d'Ouessant semblent avoir été particulièrement renommés, et à juste raison. Dans "Le littoral de la France - Côtes bretonnes - du Mont St Michel à Lorient" de V. Vattier d'Ambroise (éditions Sanard et Derangeon, 1892), on peut lire sur les moutons d'Ouessant (page 307) : "Aussitôt après la moisson, on laisse vaquer en liberté les animaux de la ferme. Tous sont d'une taille très petite. La chair du mouton possède une succulence renomée".
Dans "Filles de la pluie - scènes de la vie ouessantine" de l'écrivain d'origine bretonne André Savignon (Les Ed́itions de l'Imprimerie Nationale, 1950) on peut lire (page 40) : "La chair savoureuse de ces animaux est une des principales ressources du pays, mais elle est chèrement payée. Car les moutons, avec le droit de vaine pâture, empêchent toute végétation et causent l'aridité de l'île.". Ce roman, Prix Goncourt 1912, avait fait scandale pour prêter aux ouessantines des moeurs légères.
Le Mouton d'Ouessant Traditionnel :
Avec la création du Groupement des Eleveurs de Moutons d'Ouessant (GEMO) un standard très précis à été défini. Il est certain que cela correspond aux moutons que l'on trouvait autrefois à Ouessant, mais autrefois il n'y a avait pas de standard, il devait donc y avoir un peu de variation dans cette population ovine.
La forme des cornes :
Selon le standard, les cornes du bélier doivent être sombre, de section triangulaire, forte, enroulées d'une seule spirale de grande amplitude et à bonne distance de la tête.
De même pour les cornes, dont la variété est attesté par le GEMO lui-même ; les variations dans le cornage devaient probablement être les mêmes que celles constatées dans les troupeaux de la population résiduelle dans les années 1960-1970. L'historique présenté sur le site internet du GEMO atteste de ces variations : la "souche morbihannaise" avait des "béliers au cornage déficient, sauf exception", ceux du château de Meudon par exemple avaient "de mauvaises cornes", par contre les béliers du Jardin des Plantes étaient pourvus d'un "beau cornage". Ce sont des jugements de valeur par rapport à un idéal, mais aucun standard idéal n'existait autrefois, il est donc difficile de dire, dans le détail, quelle forme de cornes serait la plus légitime.
Un document ancien fait une comparaison avec le mouflon (voir le témoignage ci-dessous), c'est un indice de l'archaïsme de ce mouton qu'il faut mettre en valeur, mais je ne pense pas que l'on puisse parler de cornage "déficient" quand il n'est pas aussi impressionnant que celui du mouflon, comme le dit Mr Morzynski "bien d'autres cornages étaient possibles", tout aussi légitimes.
Sur le site du GEMO on trouve cette citation sur l'origine de la race :
- En 1899, ces ovins sont décrits de la façon suivante : "Une épaisse toison les recouvre, sorte de crin imperméable à la pluie, qui les fait paraître, non tondus, d'une grosseur raisonnable. Mais quand les ciseaux ont passé sur eux il ne reste plus que des bêtes au dessous de la taille d'un chien. Deux personnes mangent facilement un de leurs gigots dont la chair est très savoureuse. De très petite taille, d'une race particulière à l'île, ils ont de grandes cornes enroulées comme les cornes des mouflons". Il n'y a aucune référence. En fait il semble que ce soit un montage de deux citations différentes, une de Paul Gruyer (cité plus haut) et l'autre de Paul Anet (à suivre), le début est bien de 1899, mais la dernière phrase est de 1908 avec une erreur de transcription.
Dans la Revue de Paris de Marc Le Goupils (éditions du Bureau de la Revue de Paris, 1908) on trouve un très intéressant récit de voyage de Paul Anet (volume 15, page 348-349) :
"Au dessus des falaises, ce sont des prés ras. existe-t-il au mondes des prés plus ras, plus ferme, plus touffus, où plus d'herbes aromatiques se mêlent au gazon ? La menthe sauvage, le thym, le serpolet, les bruyères naines, les genets rabougris et rampants, les scabieuses bleues, l'arnica jaune y poussent et parfument l'air. Le sol est dur, élastique, agréable au pied. Ce gazon, des moutons le broutent, - de sauvages bêtes effarouchées, de très petite taille, d'une race particulière à l'île. - Ils ont de grandes cornes enroulées comme celles des mouflons. On les attache, deux par deux, à une corde retenue par une cheville fichée en terre. Ils sont dehors, jours et nuit, toute l'année. Contre la pluie et le vent, ils ont de singuliers abris qu'on voit qu'on voit s'élever çà et là dans les pâturages. C'est un entassement de galets, en forme de croix, d'à peu près un mètre de hauteur ; sur les galets on colle des mottes de terre arrachée avec le gazon. D'où que vienne le mauvais temps, les moutons trouvent ainsi un côté de la croix où s'abriter. On les voix deux par deux, serrés l'un contre l'autre, lorsque la pluie tombe ou quand le vent jette des embruns par dessus les falaises. A toute heure, ils s'appellent et se répondent à travers la lande. Par dessus le grondement continu de la mer sur les rochers, par dessus les gémissement de la tempête arrivant par rafales furieuses sur la première terre qui s'offre à sa prise après tant de milliers de milles marins, par dessus les mugissements lugubres de la sirène de Créac'h, on entend les bêlements des moutons. Touts l'îles est pleine de leurs aigres plaintes saccadées...Une fois les récoltes terminées, au mois de septembre, moutons, vaches et chevaux sont lâchés. Ils se réunissent en deux ou trois bandes et vivent librement pendant l'hiver, comme ils peuvent. Quand les prés ne leur donnent plus une nourriture suffisante, ils descendent le long des falaises et vont brouter le goëmon sur les rochers...Au printemps, on pousse ces bandes d'animaux presque sauvages dans la cour d'une ferme et chaque propriétaire reconnaît sa marque."
De belles cornes, façon mouflon, photographie venant du blog de Mr Dominique Morzynski.
La longueur de la queue :
J'apporte tout de suite une précision qui permet de distinguer le mouton breton commun de la variété d'Ouessant : la longueur de la queue. On trouve dans plusieurs sites internet un article qui parle d'un lien entre le Mouton d'Ouessant et celui des Monts d'Arrée (la source, datée de 1750, n'est pas citée), ce lien est évident car ils sont tous deux des moutons de landes de Bretagne, cependant, sur le document ci-dessous, on remarque que la queue des moutons de l'Arrée est longue, contrairement à celle du Mouton d'Ouessant (voir photographie suivante). La queue courte est l'une des caractéristiques des Moutons d'Ouessant, une caractéristique importante qui le rattache aux moutons du nord de l'Europe.
Troupeau de Moutons des Landes de Bretagne dans les Monts d'Arrée
Illustration de Randolph Caldecott dans "Breton Folk - An artistic tour in Brittany"
(Traduction d'Andrev Roparz, "Gens de Bretagne" éditions Keltia Graphic, 1994, page 75)
Photo de Mr Dominique Morzynski, prise lors d'un concours (antenais noirs).
On peut voir que la longueur de la queue est nettement plus courte que sur le dessin ci-dessus.
Pourtant, certains documents permettent de penser qu'il existait une certaine hétérogénéité des moutons sur l'île au XIXe siècle. Dans le dessin ci-dessous, tiré de "L'acclimatation - Journal des éleveurs" de 1909, on remarque que les queues sont un peu trop longues au vu du standard moderne, étant donné la qualité du dessin il est difficile de croire que l'auteur n'ait pas remarqué des queues si courtes, si inhabituelles dans l'Hexagone. L'ancien mouton de l'île d'Ouessant s'inscrivait dans le continuum des moutons de landes de Bretagne, il n'y avait donc pas de différence nette entre ceux de l'île et ceux du continent, la tendance était d'avoir des queues plus courte sur l'île avec de la variation, et des queues plus longues sur le continent avec de la variation aussi. Il semble donc que lors de la réalisation du standard on ait fait un choix et que les queues trop longues aient été écartées, et ce choix est juste car c'est cette archaïsme et originalité qu'il fallait préserver. On pense que les moutons à queue courte ont été les premiers apportés par les premiers agriculteurs au Néolithique, le Mouton de Soay est considéré comme une relique de ces moutons primitifs, il semble qu'ils se soient maintenus dans le Nord-Ouest de l'Europe jusqu'à l'Age du Fer. Dans ces races à queue courte, la queue est large à la base et effilée à son extrémité, comportant généralement 13 vertèbres contre plus de 20 pour les autres races à queue longue.
Pour le Mouton des Landes de Bretagne, cette variation de longueur de la queue a été constaté (voir la page IX - Description, Morphologie et Particularités.), environ 10 pour 100 ont des queues sont plus courtes que la moyenne ; il est donc certain qu'il devait y avoir un continuum entre Ouessant et le continent. Cela doit correspondre à deux vagues de peuplement ovin pendant la Préhistoire, et à leur croisement entre elles ; l'influence atténuée des moutons à queue courte se fait sentir jusque dans le Sud Bretagne, dans la population ovine retrouvée dans la Grande-Brière (44).
Autres archaïsmes peu développés :
Certains éleveurs mentionnent une tendance à la mue au printemps s'ils ne sont pas tondus, d'après le grand spécialiste du mouton Ryder ("A survey of European primitive breeds of sheep", dans Ann. Génét. Sél. Anim. 1981, 13 [4], pages 381-418) : "there is a tendency to moult in spring.". Même si les "dred locks" dont se parent les moutons pendant la mue ne sont pas très élégants pour un mouton d'ornement, c'est un archaïsme qu'il serait bien de promouvoir dans la race.
Dans le standard officiel du Mouton d'Ouessant tel qu'on peut le lire sur le site du GEMO, on peut lire : "Il est apparu, très rarement, chez certaines brebis, des petites cornes sans pivot osseux. Dans l'état actuel des observations, cela ne peut pas être considéré comme un défaut.". Il faut espérer que cela ne sera jamais considéré comme un défaut, puisque c'est un archaïsme remarquable, au même titre que la forme des cornes du bélier ou la queue courte. Les brebis bretonnes de la région de Missillac (44) était encore cornues au XVIIIe siècle. C'est même une caractéristique qu'il faudrait préserver, développer et mettre en valeur.
Dans cette population traditionnelle de moutons des landes à Ouessant a été effectué un choix, celui de mettre en valeur les caractéristiques archaïsantes, majoritaires dans l'île et probablement plus rares sur le continent, ce qui le distinguait des autre variétés de Mouton des Landes de Bretagne.
On doit donc distinguer :
- l'ancien Mouton des Landes de Bretagne de l'île d'Ouessant, qui s'inscrivait jusqu'à la fin du XIXe siècle, dans le continuum des variétés de Mouton des Landes de Bretagne, cette "population" n'était pas uniforme.
- le Mouton d'Ouessant standardisé par le GEMO à partir de 1976, dorénavant on parle de "race", distincte du Mouton commun des Landes de Bretagne. Il est important de préserver en priorité ce qui fait l'archaïsme et l'originalité de ce mouton.
Pour apprendre davantage sur les moutons bretons en général et sur le
Mouton des Landes de Bretagne en particulier, voir le blog suivant :
Mouton des Landes de Bretagne en particulier, voir le blog suivant :